Peut-être que j'aurais vécu parmi les Hommes si j'avais été moins commune. Si mes cheveux et mes yeux n'avaient pas été jugés trop sombres pour une cité où le soleil blondit chaque mèche. Si toute leur panoplie de prêtres, de chamans, et de devins, n'avait pas vu en moi un mauvais présage.

Ou peut-être qu'il s'agit d'autre chose...

J'aurais pu vivre là-bas, si j'avais été fille unique.

Ça fait mal d'être expulsé d'un environnement que vous aviez appris à connaître, et à comprendre. Mais avec le recul, je suis plus heureuse ici, au sommet de ces pics montagneux. C'est mieux pour moi ; je n'ai plus besoin de me terrer, et de renier sans cesse mes origines. Mais ça, il m'a fallu neuf ans pour le comprendre.
Aujourd'hui, je m’accommode fort bien d'être banale, de passer inaperçue. C'est ce qui me va le mieux, et je sais qu'être extraordinaire m'aurait rendu malheureuse au bout du compte. Malheureuse et mal à l'aise.
Je suis peut-être un peu trop secrète, et discrète, mais ça me va. Sans ça, jamais je n'aurais accédé à la place que j'occupe actuellement au sein de la tribu.
On me dit aussi mystérieuse, silencieuse, ambiguë... Certes.
Mais si je suis comme ça, c'est simplement que je n'ai rien à dire, rien à montrer, ni rien à extérioriser.
Combien de gens le comprennent ?
Peu. Très peu.
Trop peu.

Dès que je fus en âge de parler, et de me déplacer, mes parents m'apprirent deux choses : de ne jamais adresser la parole à des inconnus, et surtout, de ne jamais me transformer en aigle, même si c'était pour rire ou pour jouer.
Comment je me suis retrouvée dans une ville ? Je ne sais pas. Tantôt mes parents parlaient de leur trahison impardonnable, tantôt ils pestaient contre la tribu qui les avait reniés. Les deux scénarios n'avaient absolument aucune similitude, mais à cette époque, je pensais plus souvent au contenu du dîner, qu'au sort de mes parents. Et même aujourd'hui, même s'ils sont décédés, je n'essaye pas de m'immiscer dans leur passé.
J'ai promis de respecter leurs deux contraintes, et ça ne modifia pas ma vie. J'étais très heureuse alors, même si je ne faisais pas ce constat chaque matin...

Tout ce qui s'est passé ensuite, ce n'est pas moi qui l'ai provoqué. C'est ma sœur.
Elle n'a pas tenu sa promesse.
Je me souviens minute par minute, du jour où elle a brisé notre vie.

{/Début du flash-back\}
La grande avait préparé un gâteau avec des fruits sec. Chaque ingrédients avait été ajouté minutieusement dans une terrine. Elle avait fait tout cela avec amour.
Une fois la pâtisserie sortie du four à bois, elle l'avait laissé sur la table, le temps de se rincer les doigts, et de rapporter le reste des ingrédient dans la minuscule pièce qui faisait office de garde-manger.
La petite était passé. À cet âge-là, on ne pense que par le ventre. Elle avait donc englouti une part entière. Mais déjà, elle entendait la grande revenir en chantonnant. Se sentant coupable de cet excès de gourmandise, elle chercha, en vain, un moyen de s'expliquer. Considérant qu'il valait mieux faire disparaître les preuves et s'éclipser discrètement, elle finit par courir jeter le gâteau dans l'enclos des cochons.
L'autre avait assisté à cette scène dans l'ombre de la porte qui donnait sur la cour, muette devant tant d'ingratitude.
Son sang ne fit qu'un tour, elle s'approcha discrètement de sa sœur, et encercla le fin coup de la petite gamine potelée. Et puis elle serra, serra, serra.
Nul ne sait si la grande aurait fini par lâcher.
L'enfant qui sentait son souffle diminuer, présentit que quelque chose de mauvais allait arriver si elle ne faisait rien. Elle se transforma alors presque intuitivement en aigle, pour échapper à l'emprise de sa sœur.
Cette bête histoire aurait pu se clore sans autre forme de procès, si toutefois un homme recherchant la quiétude d'une ballade n'était pas passé par là.
Cette simple promenade scella le sort de la famille Elinsar.

La suite s'enchaîna très vite : le promeneur expliqua aux autorités que d'étranges phénomènes sévissaient dans la cité. Les hommes de foi le jugeant sain d'esprit et de bonne foi, une troupe partit arrêter la famille.
Les parents furent affublés du nom de "sorciers". Enfermés dans des cages pour éviter qu'ils ne s'échappent, ils trouvèrent finalement leur fin sur le bûcher, à la vue ou au su de tous. Et surtout de leur filles.
La première fut dite folle, puisqu'elle avait tenté de tuer sa sœur. Les chamans et grands prêtres voyant en elle une menace, elle subit quelques vaines tentatives d'exorcisation, avant d'être abandonnée, au coin d'un bois, sans que personne n'ose la toucher.
La seconde fut isolée dans une cabane, au cœur de la forêt, traitée comme une lépreuse. Personne ne lui rendit de visite.
Elinsar n'était plus qu'un nom perdu entre une "folle" et une "lépreuse", dont l'affection les unissant dans le passé se résumait à présent à un vague souvenir.

À cause d'un gâteau, et d'une promenade.

Un gâteau pour faire plaisir.
Une promenade pour se détendre.
Deux morts.
Deux autres existences déchirées.
{/Fin du flash-back\}

Je ne veux plus penser à cette histoire. Je dois maintenant croire qu'il s'agit d'un vieux cauchemar, et que j'ai toujours vécu ici, sur ce pic.
Quant à la tribu qui me compte désormais dans ses rangs, je l'ai découverte et rejointe par hasard : une fois laissée à l'abandon dans la nature, j'ai revêtis ma forme animale instinctivement, et ai survolé tous les reliefs, avant de découvrir, au sommet des montagnes, un clan. Un clan de gens comme moi, prêts à m'accueillir.
Sans cet événement fortuit, j'aurais croupi je ne sais où.

Aujourd'hui, je suis officiellement messagère de la tribu des Aigles.
Ma sœur ?
Où qu'elle soit, peu importe son état, elle peut bien crever, je m'en moque.